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des bouts de Marionette
10 janvier 2007

Emmène-moi au bout du monde !

De Blaise Cendrars, fabuleux livre sur le succès d'une vie entière d'une vieille catin comédienne... A lire, vraiment.
Pourquoi? Parce que Blaise il est balèze (mouahahaha la rime), qu'il écrit trèèèès bien, que c'est comme ça que je vois le théâtre, qu'il parle des "monstres sacrés" à merveille. Bref c'est un superbe roman.

(Coco) - " Pas, Pouf, je suis comme papa ?... C'est à la dernière heure, quand les mortels se lamentent et désespèrent et ne savent que devenir que je m'empare d'eux par la pompe et triomphe en leur faisant franchir la rampe, ce mauvais pas. Je ne sais pas d'où me vient cette sévérité. C'est héréditaire. Tel père, tel fils. J'aime le spectacle. Mais, pauvres humains ! C'est un voyage à sens unique... Papa a fait fortune. Drôle de commerce... On ne revient pas. C'est la mort. Un Soleil Noir. Mais c'est une grande lumière. Celle dont je me sers au théâtre. Plus vraie que vraie. C'est mon seul truc. Une sérénité terrible. C'est sérieux... La fin de la commédie avant que ça commence...

Et il éclatait de rire, très inquiet de ce qu'il avait dit, craignant d'en avoir trop dit, faisant un demi pas en arriière, tournant la tête à droite et à gauche, l'index sur les lèvres, faisant signe de se taire, mais riant, riant de bon coeur, époussetant sa barbe, allumant un cigare, se foutant du tiers et du qu'en dira-t-on, avançant à reculons, sans se presser.

Il y a les signes.

La hâte, la fièvre de vivre peut être un indice prémonitoire comme peut l'être la sensation d'un arrêt du coeur. Coco portait souvent sa main au coeur pour le masser sous son habit. Devinait-il qu'il avait été choisi et savait-il qu'il allait être emporté en pleine gloire, foudroyé pr une apoplexie avant la fin de la carrière de Madame l'Arsouille ? Quelle énigme ! Lui non plus n'était pas prêt et c'était l'heure.

" En scène ! En scène !"

Qui frappe les trois coups ?

Le rideau se lève sur un cadavre... "

[...]

"Elle était entrée en scène comme une somnambule. Elle en fit d'abord le tour deux ou trois fois, le face-à-main haut, la Papayanis l'escortant, portant la traine, puis en aveugle, ou comme une vieille entremmetteuse se rendant au sabbat en entraînant sa jeune servante, elle se mit à errer à travers le plateau, prise d'une espèce de tremblement épileptique qui allait s'accentuant comme elle s'approchait de la rampe, ou elle s'immobilisa soudain, et, d'une dernière secousse, fit tomber la robe qui se détacha d'elle, et Thérèse apparut toute nue. Alors s'emparant de sa compagne qu'elle saisit par le poignet pour la tirer à côté de soi, elle se plaça en pleine lumière, dans le rond d'un projecteur qui venait de s'allumer, elle s'exposa à tous les regards sans dire un mot.
   C'était cruel et infiniment tragique.
   La vieille et la belle.
   Coco applaudissait à tout rompre. Félix Juin s'exclaffait, et les gens dans la salle, après un moment d'hésitation et de surprise, partirent d'un immense éclat de rire.
   Le dos voûté, le ventre en bosse, les fesses pendantes, les seins qui n'étaient plus des seins mais des outres flasques, le temps n'avait pas eu pitié, ni la débauche. Les yeux étaient encore beaux malgré leur flétrissure mais ils brûlaient de fièvre. Les traits étaient dûrs. Les joues s'affaissaient. Le menton retombait sur un col raccorcis par des épaules qui remontaient.
   Quelle aubaine! Les photographes tiraient des photos.
- Voyez sa fente! S'écriait la grand' duchesse, en trépignant et ne se tenant plus de joie, c'est le mont Chauve!
   La Papayanis mourrait de honte, et c'est alors, quand elle sentit sa rivale au bord des larmes, que Thérèse, qui n'avait pas bronché ni fait mine de rien, se mit à réciter d'une voix dolente et sans faire un geste, mais poussée par un suprême sentiment de vengeance raffinée, les aveux et les plaintes de la vieille rombière de François Villon, cependant que les éclairs de magnésiums fusaient sans arrêt et que les flashes éclataient et que l'auditoire, d'abord attérré, puis saisi, était porté aux extrêmes limites de l'enthousiasme, au-delà de quoi il n'y a plus qu'à rendre l'âme, car tels sont les prestiges du théâtre : on entre de plein-pied dans un monde inhumain, chez les monstres sacrés."

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